Commode d’Anet
par Dr Regina Stein
La commode d’Anet est l’un des 47 meubles historiques transférés, au début des années 1950, du ministère des Finances de la RDA, qui se trouvait dans la rue Unterwasserstraße, quartier de Berlin-Mitte, au Märkisches Museum, situé non loin.
D’où provenaient ces meubles ?
Sur une fiche de l’époque, une main inconnue a écrit une note indiquant que la commode avait peut-être été récupérée dans le « bunker de la Reichsbank », l’abri antiaérien adjacent à la Reichsbank dans la rue Kurstraße. L’histoire de la construction de la Reichsbank et de son agrandissement pendant et après la Seconde Guerre mondiale, pouvait donc aider à clarifier l’origine de la commode.Étude du meuble : les caractéristiques
Pour commencer, la commode a été examinée sous tous les angles possibles afin d’en documenter toutes les caractéristiques : on a recherché des étiquettes, des inscriptions à la craie ou au feutre, des estampilles du fabricant ou des marques de vendeurs, de stockage, d’exposition ou de transport. À l’arrière de la commode se trouvent quelques étiquettes intéressantes, des inscriptions et une estampille au feu, qu’on retrouve dans la littérature spécialisée sur le mobilier : l’estampille a la forme d’une ancre avec un « A » et un « T » de chaque côté, indiquant que le meuble appartenait au château d’Anet. Celui-ci se trouve à environ 80 km à l’ouest de Paris (France).
Une autre inscription intéressante est le numéro, écrit en noir, « Rb 634 ». Sur de nombreux autres meubles du lot, on trouve d’autres numéros « Rb ». Nous pensons que ce « Rb » signifie « Reichsbank ». Ce qui est incertain, c’est la date à laquelle ces numéros ont été écrits sur les meubles : soit après la Seconde Guerre mondiale, à l’occasion du transport au musée, soit à leur arrivée au Märkisches Museum. Il semble s’agir d’un inventaire continu, même s’il n’en subsiste plus qu’une partie : en effet, le plus petit numéro « Rb » du lot est « Rb 148 », et le plus élevé est « Rb 1272 ». Peut-on en déduire que plus de 1 000 objets appartenaient à la collection de la Reichsbank ? Il serait alors possible, sans doute, de trouver des meubles portant des numéros « Rb » dans d’autres musées ou collections.
Toutes les caractéristiques ont été photographiées et les inscriptions et photos ont été documentées avec précision dans la base de données du musée. Plus la collecte de ces caractéristiques sur la provenance est grande et plus les données sont bien documentées et rendues accessibles, plus la probabilité que d’autres chercheurs trouvent ces informations et ces objets est élevée. Cela pourrait nous permettre de reconstituer de nouvelles relations entre les objets dispersés dans le monde.
Les estampilles fournissent des informations
Les experts en meubles du Stadtmuseum Berlin et des spécialistes externes en art du mobilier français ont examiné la commode ainsi que les autres meubles et ont estimé que plusieurs pièces étaient des meubles français authentiques datant des 18e et 19e siècles. Certains d’entre eux peuvent être attribués à des ébénistes connus, grâce aux estampilles nominatives (gravées au feu).
La commode d’Anet n’a pas de marque d’ébéniste, mais ce n’est pas inhabituel pour cette époque. L’étude de l’histoire du meuble vise donc à identifier d’autres pièces similaires, pièces dites de comparaison, en se basant sur le type de fabrication et la qualité de la marqueterie. Selon la mode de l’époque, les meubles étaient souvent fabriqués en deux exemplaires pour permettre une disposition symétrique dans la pièce. L’inscription à la craie « No 1 » à l’arrière de la commode pourrait nous indiquer qu’il en existait une deuxième à l’époque du transport. Mais cette hypothèse n’est pas vérifiée à ce jour. Afin de découvrir des meubles similaires et mieux cerner le fabricant, nous avons consulté un grand nombre d’ouvrages spécialisés, ainsi que des catalogues d’exposition et de ventes aux enchères (en ligne). Pour un groupe plus important de « meubles de la Reichsbank », nous avons découvert ce que nous cherchions auprès d’une entreprise française d’ameublement de tradition, la Maison Jansen, qui produit encore aujourd’hui certains modèles.
En l’état actuel des connaissances, nous pouvons associer la commode au château d’Anet uniquement grâce à son estampille. Certains experts pensent, en raison de la structure principale et de la confection de la marqueterie florale, qu’elle pourrait être le fruit d’une collaboration entre les ébénistes français, Jean-Pierre Latz (1691-1754) et Jean-François Oeben (1721-1763). À ce jour, nous n’avons pas encore trouvé de preuves en attestant, par exemple, des inscriptions dans des catalogues d’art. Toutefois, l’origine française de la commode a permis de faire une découverte intéressante : la commode figure dans le Répertoire des biens spoliés, ce qui nous conduit à l’un des anciens propriétaires parisiens.
Les antécédents parisiens
Pendant l’occupation allemande (de juin 1940 à août 1944), la France était divisée en deux zones : le nord de la France était contrôlé par l’administration militaire allemande et le sud était administré par le gouvernement de Vichy. Suite à la dictature national-socialiste appliquée dans la France occupée, les Juifs et d’autres minorités se sont vus privés de leurs droits et déportés, et une multitude d’œuvres d’art leur ont été volées à une échelle systématique. Afin de pouvoir documenter tous les biens culturels confisqués ou disparus en France, un inventaire de tous ces biens sortis du pays a été dressé (Répertoire des biens spoliés en France durant la guerre 1939-1945, en abrégé RBS).
Le répertoire a été publié entre 1947 et 1949 en huit volumes, plus des suppléments : les marchands d’art, mais aussi les musées avaient ainsi à leur disposition des ouvrages de référence sur les biens culturels disparus en France pour les identifier ultérieurement, au cas où ceux-ci apparaîtraient sur le marché. Le Bureau central des restitutions (BCR), installé à Berlin sous les puissances alliées, a publié ces volumes après la guerre. Le BCR a centralisé pour la partie française les déclarations des particuliers, mais aussi des marchands, déposées auprès de l’Office des biens et intérêts privés, OBIP, et gérait les dossiers. Les employés de l’OBIP ont ainsi sillonné l’ancien Reich allemand à la recherche des biens culturels d’origine française.
Les volumes sont organisés par catégories et indiquent, outre le numéro de dossier OBIP et une brève description, les noms d’anciens propriétaires. Parfois, il y a aussi des photographies historiques, particulièrement utiles pour les recherches sur la provenance, qui permettent souvent d’identifier clairement les objets, comme dans le cas de la commode d’Anet :
La mention de l’antiquaire “B. Fabre et Fils, Paris” dans le RBS en tant qu’ancien propriétaire de la commode nous a conduit aux dossiers de l’OBIP aux Archives diplomatiques de Paris, sur la base desquels le RBS avait été autrefois établi : Ces dossiers, ainsi que les dossiers Fabre des Archives de Paris, nous donnent une première idée de l’ampleur des achats d’art de la Reichsbank à Paris.
Le document prouve également que le directeur de la construction de la Reichsbank, Heinrich Wolff (1880 – 1944), l’architecte de la nouvelle extension de la Reichsbank, était personnellement chargé par la banque de faire les achats à Paris. Il s’avère que la commode, ainsi qu’une grande partie des autres “meubles de la Reichsbank”, étaient manifestement destinés à la transformation et au réaménagement des salles de représentation de la (vieille) Reichsbank à Berlin vers 1942. Un réaménagement de l’extension après la Seconde Guerre mondiale a ensuite conduit au transfert des meubles au Märkisches Museum.
Après la fin de l’occupation allemande et la libération de la France, tous les marchands et intermédiaires d’art qui avaient fait « des affaires avec l’ennemi » (allemand) ont été obligés de présenter la quantité et l’étendue de leurs activités, dans le cadre de procédures judiciaires dites de ‘profits illicites’. Ils étaient accusés d’avoir fait des profits illicites en négociant avec l’ennemi. L’ensemble du réseau de marchands et d’intermédiaires d’art ayant collaboré avec la Reichsbank s’est retrouvé, comme des dizaines d’autres marchands d’art et de décorateurs parisiens, devant les tribunaux. Dans la plupart des cas, les sanctions ont été des amendes très élevées et des remboursements à l’État français.
Dans d’autres cas, des stocks d’œuvres d‘art tout d’abord confisqués et qui existaient toujours à la fin de la guerre, ont pu être récupérés. Les dossiers relatifs à Fabre sont en cours d’étude. Du point de vue de Fabre, ils montrent clairement une situation de ventes à la Reichsbank et n’indiquent pas de prix sous-évalués. Il n’existe pas non plus de demande de remboursement de la part de Fabre après la guerre, pour les meubles vendus à la Reichsbank. Nous pouvons en déduire que les meubles ne provenaient pas d’une collection privée de Fabre, mais du stock régulier de l’antiquaire. Ce qui reste encore inexpliqué – et cela nécessite de plus amples recherches – c’est comment et à partir de quelle source la commode d’Anet est arrivée dans le stock de Fabre.
Ce n’est que si l’histoire de la commode peut être clairement retracée jusqu’à l’époque de l’arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes, c’est-à-dire au moins avant 1940, de préférence avant 1933, et idéalement jusqu’à la fabrication de la commode sans contexte d’injustice, que la propriété actuelle de la commode peut être considérée comme assurée.
Afin d’identifier, de comprendre et de planifier l’état d’avancement des travaux et des besoins en matière de recherche dans les musées, les collections et le commerce de l’art, la recherche de provenance classe les objets par couleur dans un système de feux tricolores : “Vert” pour les objets non affectés dont l’origine ne présente aucune faille et pour lesquels une spoliation illégale peut être exclue, “Jaune” et “Orange” pour les objets nécessitant des recherches supplémentaires en raison de lacunes dans leur origine ou de liens révélés avec une spoliation illégale éventuelle (“incertain”/”soupçons”) ou “Rouge” pour les objets pour lesquels il existe des preuves évidentes qu’ils ont été spoliés illégalement et qu’ils sont actuellement détenus de manière illégale. Pour ces objets, il est non seulement urgent de poursuivre les recherches sur leur origine, mais aussi de les signaler dans la base de données Lost Art et de rechercher activement les ayants droit (héritiers) actuels.
Le système de feux tricolores s’est développé à partir de la recherche de provenance sur les contextes historiques de spoliation du national-socialisme (1933-1945), qui prévalait jusqu’à présent. Depuis, le domaine de recherche s’est étendu aux contextes de privation coloniaux (19e-20e siècles) et aux contextes de privation de l’après-guerre et de la RDA (1945-1990). Le “feu” est utilisé ici de manière adaptée.
Du fait de son classement, la provenance de la commode d’Anet doit encore faire l’objet d’investigations.
Le château d’Anet
Le château d’Anet a été construit entre 1547 et 1555 à la demande du roi Henri II de France (1519-1559), selon un plan de l’architecte Philibert Delorme (1510-1570). L’édifice comportait trois corps de bâtiments, agrémentés d’un parc et de jardins.
Au 18e siècle, époque présumée de la fabrication de la commode, le château appartenait au duc de Penthièvre, mort en 1793.
Par la suite, il y a eu divers propriétaires et des transformations. Il est difficile de déterminer avec certitude la pièce dans laquelle se trouvait la commode d’Anet.
Depuis le milieu du 19e siècle, le château d’Anet est une demeure familiale, privée et habitée. Seule une aile d’origine subsiste.